Je suis grande, maintenant !

Octobre 2093

Je sortis du bureau de mon avocat en sautillant presque comme une puce. Je savais qu'un sourire très probablement stupide étirait mon visage, mais je n'y pouvais rien : ça y était, j'étais libre !

Fini les familles d'accueil condescendantes et contraignantes, fini les retours à l'orphelinat en grandes pompes, voitures de flics comprises ! J'étais enfin responsable de moi-même, et je pouvais faire ce que je voulais, comme n'importe quel adulte qui se respecte. Et si je me faisais encore prendre par les poulets - ce qui arrivait généralement après que je me sois enfuie d'une famille d'accueil, et donc n'arriverait sûrement plus très souvent - ça ne regarderait de toute façon plus que moi. Et peut-être mon avocat qui s'en mordrait les doigts ; mais ça c'était son problème.

Moi, Savannah Brooks, seize ans et demi, émancipée... J'étais si contente et si fière de moi que je l'aurais bien crié sur les toits. En tout cas, je devais fêter ça. Je n'avais toujours pas le droit de boire d'alcool - je pouvais pas tout avoir non plus, fallait pas rêver - mais je connaissais quelqu'un qui se ferait un plaisir de me fournir quelques cocktails sans poser d'autre question que "Qu'est-ce que tu veux boire après ?" J'espérais juste que ça lui ferait plaisir de me voir, après un an de séparation forcée.

Je savais très bien où le trouver. Il avait ses petites manies et je les connaissais par cœur. Je savais où le trouver ; et j'avais encore du temps devant moi. Parfait. J'allais pouvoir profiter de l'occasion et lui en mettre plein la vue. Il fallait absolument que je rende nos retrouvailles extraordinaires.

***

La soirée s'annonçait belle. L'air était glacial mais je me consolais en me répétant que je ne passerais pas la soirée dehors. Ok, un bon moment quand même. Mais j'avais le choix entre subir le froid sans me plaindre et ressembler à un sac dépourvu de tout sex appeal. J'avais fait mon choix. Mais brrr...

Je remontai la rue d'un pas assuré, aussi bien parce que je savais exactement où j'allais que pour ne pas donner aux éventuels dragueurs et autres trancheurs de gorge nocturnes une impression de faiblesse qui les jetteraient sur mes traces. On n'était jamais assez prudent - un truc que le type que j'allais voir m'avait appris malgré ou à cause de ses fréquentations. N'empêche que ça m'avait déjà sauvé la vie une fois.

Nous vivions dans un monde dangereux.

Je souris en voyant apparaître la porte du bar. Allez, quelques pas et j'étais arrivée ! J'avais hâte d'être au chaud. Aucun doute qu'il devait être là, à siroter tranquillement son verre... J'étouffai un rire en songeant que j'allais très probablement lui foirer son coup de ce soir. Hauts les cœurs ! Ce soir, il était pour moi. Gare à celle qui tenterait une approche !

Je poussai enfin la porte et fus aussitôt submergée par une agréable vague de chaleur. Je le repérai très vite à une table, accompagné comme prévu d'une charmante demoiselle. Je souris et m'avançai vers eux.

-Bonsoir, Zig, dis-je de ma voix la plus espiègle possible en l'embrassant sur la joue, tout près du coin de ses lèvres. Je ne t'ai pas trop fait attendre, j'espère ?

J'espérais surtout ne pas avoir l'air de l'adolescente que j'étais ; le miroir m'avait montré un reflet digne d'une femme accomplie, mais on ne savait jamais. Zadig m'avait souvent répété que j'avais un visage d'enfant, après tout... Je comptais bien réussir à lui prouver que ce temps-là était révolu.