Traque. Le doux frisson qui remonte le long de sa nuque, le contact de la pierre glacée sous ses doigts fins … Chacun de ses mouvements étaient calculés, tous ses sens étaient en éveil. A la lueur d’un mince croissant de lune, elle glissait sans bruit dans les ruelles sales, se fondant habilement dans les ombres, totalement invisible. Le plaisir de la traque, sa seule raison de vivre. Emplir ses poumons de l’odeur de sa proie, imaginer le moment ou sa nuque craquerait sous ses doigts et où son sang jaillirait en cette magnifique explosion pourpre, la chaleur de sa vie s’écoulant entre ses mains … Un mince sourire s’étira sur ses lèvres tandis qu’un délicieux frisson la parcourait. Sa proie ne lui échapperait pas, cette nuit. Le piège se refermait lentement sur lui, impitoyable.
Bela ne voyait pas l’homme qu’elle suivait depuis presque une heure, maintenant. Elle n’avait pas besoin d’un contact visuel direct, qui risquerait de la trahir plutôt que de l’aider. Il laissait son odeur comme une piste lumineuse derrière lui, et même s’il prenait visiblement de grandes précautions pour passer inaperçu, pas une seconde elle n’avait hésité sur sa trace. C’était devenu comme un jeu, pour elle. Mais la veille, elle avait trop joué … Il lui avait échappé. Une faute ridicule, une erreur de débutante l’avait retardée à peine une seconde, et il s’était évanoui dans la nature, usant sans doute de ses pouvoirs de sorcier. Furieuse, elle avait tourné dans Londres pendant des heures pour le retrouver, se mettant presque en danger en passant bien trop près du centre ville, en vain. Elle n’avait retrouvé que ce soir son odeur toute fraîche et s’était immédiatement remise en chasse. Il ne lui échapperait pas une seconde fois.

Petit à petit, elle réduisait la distance entre eux : à présent, elle pouvait entendre sa respiration et le son de ses pas sur les pavés. Elle déplia lentement les doigts, se délectant par avance du meurtre qu’elle allait commettre, quand un autre son vint se mêler à ceux de sa proie. Une porte s’était ouverte dans la rue au moment où l’homme s’y était engagé, et quelqu’un était sorti. Presque immédiatement, un cri retenti et l’odeur du sang frais arriva aux narines de la vampire, qui écarquilla les yeux et bondit hors de la ruelle où elle évoluait. En quelques pas, elle avait rejoint l’homme qu’elle traquait et elle poussa une exclamation sonore.
« Non ! »
L’homme se retourna brusquement vers elle et ses lèvres se retroussèrent en un sourire narquois quand il la vit. Ses yeux, deux gouffres sans fond où brillait une lueur inhumaine, se posèrent sur elle brièvement, avant de retourner sur la troisième personne. La femme, d’une quarantaine d’années environ, se tenait le bras en grimaçant, et son visage affolé passait tour à tour de l’homme au regard argenté à la vampire aux yeux cramoisis. Bela pouvait voir le sang qui suintait de sa plaie à travers ses doigts crispés : la plaie était superficielle … Mais c’était déjà trop. Déjà, Bela pouvait voir la fumée noire du Spirit qui se dédoublait de l’homme pour se diriger vers la femme blessée. D’un bond, la vampire se jeta sur elle sans tenir compte de son regard épouvanté, et planta ses dents dans sa gorge. En une fraction de seconde, elle sentit le sang jaillir dans sa bouche et le corps de la femme s’affaisser entre ses bras. Elle se gorgea du liquide chaud autant qu’elle le put le plus rapidement possible avant de rejeter le corps sans vie loin d’elle et de faire face à l’homme. Elle avait tué la proie qu’il convoitait, et son visage arborait un rictus haineux qui ne présageait rien de bon. Elle esquissa un sourire provocant et essuya ostensiblement le sang qui coulait de ses lèvres, mais sans jamais le quitter du regard. Elle n’avait pas prévu ça, il n’aurait jamais du se rendre compte de sa présence avant de mourir. Elle avait perdu l’avantage de la surprise et le combat qui allait maintenant se dérouler n’aurait qu’une seule issue : la mort. Mais qui des deux en serait vainqueur ?

« Cette chose s’appelle le Spirit. Nous sommes les seules créatures immunisées contre son pouvoir, mais tu dois redoubler de prudence avec les humains qu’il envoûtera. Leur seul but sera de te tuer, garde toujours ça à l’esprit. »
Deux ans plus tôt, Bela avait gravé les paroles de son mentor dans sa mémoire. Le Spirit était dangereux, et il fallait éliminer les personnes qu’il envoutait, sans quoi la race des vampires serait la prochaine à disparaître. Elle qui avait connu la grande guerre millénaire contre les sorciers savait parfaitement ce que cela signifiait, et elle était prête à tout pour que cela ne se produise pas. Elle qui était si fière de sa race qu’elle considérait supérieure … Elle était prête à se battre, autant qu’il le fallait, pour que le Spirit ne règne pas sur le monde. Et dans les premiers temps, elle avait cru que ce serait si facile ...
La guerre avait éclaté, à nouveau. Et contrairement à ce qu’elle avait pensé, vaincre les envoûtés s’était révélé bien plus difficile. Submergée par le nombre, elle avait vu ses semblables tomber par dizaines, et elle ne s’était maintenue en vie qu’à grand-peine. Ses amis les plus proches avaient été massacrés sous ses yeux, comme au temps de la grande guerre. Et cette fois encore, elle avait été forcée de fuir avec ses pairs. Humiliée, blessée et portant une nouvelle fois le deuil, elle avait juré la mort du Spirit.

Ils se firent face en silence pendant quelques secondes, pendant lesquelles Bela put observer le visage de l’homme qu’elle traquait. Un haut ponte du Ministère de la Magie, à ce qu’elle en savait … Rien qu’une raclure de plus à éliminer, à présent. Mais c’était un sorcier, et puissant avec ça. Elle devait être prudente … Mais cela ne l’empêcherait pas de jouer.
Elle s’élança vers lui comme une flèche, et s’écarta à la dernière seconde pour éviter le sortilège qui fusa vers elle. Elle eut un rire moqueur et passa derrière l’homme qui se retourna d’un bond et envoya à l’aveuglette un nouveau sortilège qu’elle évita aussi prestement que le premier.
« Plus rapide, plus rapide ! » Souffla-t-elle d’un ton espiègle en virevoltant une nouvelle fois autour de lui.
« Sale petite garce, je vais te faire avaler ta langue ! » Marmonna l’envoûté en envoyant un coup de poing dans le vide à l’endroit où elle se tenait une fraction de seconde plus tôt.
Un nouveau ricanement s’échappa de la gorge de Bela, qui s’étrangla légèrement sur la fin : une langue de feu venait de la frôler et elle n’avait réussi à l’éviter que de justesse. Elle recula de quelques pas et accrocha à nouveau un sourire provocateur sur ses lèvres, mais son assurance avait soudainement baissé d’un cran. Le feu, la seule chose qu’elle redoutait vraiment … Tous les sortilèges qu’il avait jeté jusqu’à maintenant ne l’auraient pas tuée, contrairement au feu … Et elle ne tenait pas à mourir brûlée vive comme tant de ses semblables avant elle.
L’envoûté pencha la tête sur le côté et eut un léger sourire en se rendant compte qu’il avait bien faillit l’avoir, cette fois, et sembla reprendre contenance. Son visage jusque là crispé par la fureur devint aussi narquois que celui de Bela, comme s’ils étaient aussi certains l’uns que l’autre de sortir vainqueur de ce jeu mortel. Et soudain, il se mit à jouer avec sa baguette comme un maître d’orchestre, la faisant virevolter autour de sa tête avec adresse, lançant sortilèges sur sortilèges. Bela se mit elle aussi à tournoyer à une vitesse folle, évitant prestement les langues de feu qui fusaient vers elle comme autant de promesses de mort. De temps en temps, elle passait derrière l’homme et tentait de l’approcher mais devait brusquement reculer pour esquiver les sortilèges qu’il lui lançait, et elle se contentait de lui porter des coups qui le pliaient immanquablement en deux et qui lui tiraient des grognements de douleurs. Si elle ne parvenait pas à planter ses dents dans sa chair, au moins arrivait-elle à le blesser … Le battre à l’usure n’était certes pas une victoire très glorieuse, mais seul le résultat comptait.

Pourtant, elle perdit une nouvelle fois contenance quand, en évitant deux boules de feu, elle faillit se heurter à un mur de feu que l’homme venait de faire apparaître. Elle recula de quelques pas et s’enfonça légèrement dans la ruelle qui s’ouvrait derrière, provoquant le rire de l’homme.
« On dirait que la sangsue perd de sa superbe … Est-ce que tu saisiras la chance que je te laisse ? Tu peux encore fuir avant que je ne te tue ! » Ironisa-t-il.
« Et que je te laisse le plaisir d’une si maigre victoire ? Il me semble que même toi, tu vaux mieux que ça … Ou peut-être que je me trompe ? »
Le mur de feu à sa droite disparut tandis que l’homme poussait un grognement de rage et levait sa baguette pour lancer un nouveau sortilège, quand un cri retentit derrière Bela. Les choses s’enchaînèrent alors à toute vitesse : elle se retourna au moment où des étincelles rouges la frôlaient pour venir heurter la baguette de l’envoûté, et reconnut à une dizaine de mètres d’elle Lionel Receveau, sa baguette dressée vers elle. Sans perdre sa concentration extrême, elle fit une nouvelle fois volte face et jaillit sur l’envoûté. L’homme, désarmé, eut à peine le temps d’écarquiller ses yeux argentés avant qu’elle ne plante ses crocs dans la chair de son cou et lui ouvre la carotide, faisant jaillir son sang contaminé. Cette fois, elle se garda bien de boire le liquide qui coulait de sa blessure : se nourrir d’une telle abomination était quelque chose qu’elle n’imaginait même pas. Elle préférait encore boire un rat plutôt qu’un envoûté …
Quand l’homme retomba, inerte, sur le sol, elle se retourna lentement vers Lionel. Son combat terminé, elle pouvait à présent totalement se concentrer sur lui … Et sur son geste. Il avait désarmé l’envoûté. Il avait gagné le combat qu’elle se réservait depuis la veille !
« Qu'est-ce qui t'a pris de t'en mêler, Lionel ? » Hurla-t-elle, hors d’elle.
Lionel Receveau. Un humain, un pathétique humain. Certes, il avait des pouvoirs magiques. Mais ce n’était qu’un chétif mortel. Qu’il ait pu penser qu’elle avait besoin de lui était une idée qui la rendait furieuse. Pour qui la prenait-elle ? Pour une faible humaine, tout comme lui ? Il lui avait gâché sa victoire, il s’était approprié sa proie. De quel droit ?
Elle s’avança vers lui à grands pas et le saisit par les épaules avant de le plaquer contre le mur sans aucun ménagement pour son corps fragile.
« Je n'ai besoin de personne pour me protéger, sûrement pas d'un sorcier comme toi! » Martela-t-elle.
« Parce que tu crois que je te protégeais ? » Répondit-il d’un ton parfaitement calme.
Un peu surprise, elle plissa les yeux sans rien répondre. Pourquoi aurait-il désarmé l’homme, si ce n’était pas pour la protéger ?
« Toi et ton égo surdimensionné. »
Elle grimaça légèrement sous l’insulte, tandis qu’il intervertissait leurs places et la plaquait à son tour contre le mur. Elle se raidit, prête à lui arracher la tête au moindre de ses gestes qui serait déplacé. Elle le connaissait depuis quelques temps déjà, et elle était certaine d’une chose : elle le détestait. Il venait de prouver une nouvelle fois ce soir à quel point elle ne pouvait pas le supporter … Il était humain, sorcier qui plus est, et c’était déjà une raison suffisante pour qu’elle ait envie de le tuer. Mais son caractère aussi était insupportable … Le calme qu’il affichait alors qu’elle aurait pu le tuer sans même qu’il ne la voie bouger la mettait très souvent hors d’elle. Il se moquait d’elle avec un tel aplomb … Rares étaient les humains qui s’y risquaient. Et encore plus rares étaient ceux qui étaient toujours vivants pour en témoigner !
« Tu crois vraiment que j'aurais risqué quoi que ce soit pour tes beaux yeux pourpres? »
Elle esquissa un sourire carnassier, dévoilant ses crocs luisants. Oh que oui, il en était bien capable … Elle entendait sa respiration se faire brusquement plus saccadée, son cœur battre plus fort dans sa poitrine. Elle pouvait imaginer le sang qui affluait dans ses veines à un rythme soudain plus soutenu … Comme pour lui donner raison, il leva une main vers son visage et repoussa doucement une de ses mèches de cheveux avant de passer presque tendrement son pouce sur sa peau. Elle posa ses mains sur les hanches du sorcier, et l’attira imperceptiblement vers lui. Elle n’avait pas de cœur pour la trahir, mais elle savait que sa colère s’effaçait doucement au profit de la même effervescence qui l’étreignait lui aussi.
« Si je t'ai aidée, c'est parce que je ne laisserai à personne d’autre le plaisir de t'ôter la vie. »
« Évidemment...Si tu en étais seulement capable, Lionel. » Souffla-t-elle avec un sourire.
Le jeu, le jeu … Elle ne vivait que pour le jeu. La traque un peu plus tôt, et maintenant cette séduction si dangereuse, si malsaine, contre nature … Elle détestait Lionel de toute son âme, mais elle le désirait également de tout son corps, et ces deux forces opposées la déchiraient littéralement. Tout en lui la dégoûtait, et elle avait envie de planter une bonne fois pour toute ses canines dans sa chair pour mettre un terme à sa vie ridicule et exaspérante. Mais elle repoussait l’échéance à chaque fois qu’il était contre elle et qu’elle sentait son corps chaud.
Elle approcha son visage du creux de son cou et inspira doucement l’odeur du jeune humain. Ses doigts se crispèrent légèrement et elle s’emplit totalement du parfum si enivrant, si désirable. C’était doux, c’était chaud, c’était vivant … Elle n’avait jamais désiré un être humain autrement qu’en guise de casse-croûte, et l’envie qui lui serrait le ventre était tout à fait différente … Plus agréable, plus douloureuse. Insupportable.
« Et qu'est-ce qui pourrait m'en empêcher... »
Malgré son air qui se voulait bravache, elle entendit le léger tremblement dans sa voix. Elle esquissa son sourire le plus provoquant et se rapprocha encore de lui, glissant une main à travers son manteau. Il voulait vraiment savoir ce qu’elle pourrait faire pour l’en empêcher ? Mais avant qu’elle n’ait put faire quoi que ce soit, il se recula et plongea sa main dans sa poche pour en retirer sa baguette. Le sourire de Bela se fit condescendant et elle lui attrapa le poignet au vol avant de l’éloigner d’elle. Pauvre enfant, qui croyait pouvoir faire quelque chose … Elle pouvait lire dans ses yeux que même lui souhaitait tout sauf lui faire du mal.
« N'y pense même pas. » Murmura-t-elle.
Elle se glissa à nouveau contre lui avant qu’il n’ait put faire quoi que ce soit, et approcha son visage du sien. Ses lèvres frôlèrent sa joue, puis glissèrent le long de sa mâchoire et déposèrent un léger baiser dans son cou. Puis soudain, elle enserra sa gorge de sa main libre et le plaqua contre le mur.
« Ne t’avise plus jamais de lever la main contre moi. Ni d’essayer de me sauver la vie. » Lui murmura-t-elle à l’oreille, avant de disparaître dans la noirceur de la ruelle.