L'existence même des hommes qui ont tout c'est de détruire l'indestructible. De leur condition, à leur statut, jusqu'à leur propre personnalité. Samael Andrew Fisher avait tout pour lui. Un nom, un titre, une famille, un avenir. Né dans une famille aristocrate, il voyait sa vie comme écrite dans un livre. Tout lui souriait et pourtant tout restait désespérément noir. Londres, 1651. Âgé d'une vingtaine d'années, Samael marchait dans les rues sordides d'un quartier des plus sordides. Il se fichait bien que son père l'enjoignent à reprendre les rennes de l'entreprise familial, véritable faire valoir de l'Angleterre du dix septième siècle. Sa vie ne lui appartenait pas et il en avait parfaitement conscience. Toutefois, cela ne lui ressemblait pas de rester là, les bras ballant à faire ou dire ce qu'on désirait qu'il fasse ou dise. Que les prêcheurs de leçons viennent à lui, il les attendrait de pieds fermes. Au diable les bonnes mœurs, au diable sa future et tendre épouse dont il ne connaissait que la voix de crécelle à en devenir eunuque tant elle vous les cassait. Au diable l'aristocratie anglaise. Telle était la pensée de cet homme qui se fichait de tout sauf de l'alcool et du sexe. Alors il marchait dans le dédale de ruelles sombres et inquiétantes car il n'était rien ici, sinon un quidam à la recherche d'un pub et d'une compagnie féminine. Personne pour lui parler de la bienséance, juste n’être qu’un paumé parmi d’autres paumés. Alors qu’il était peut-être l’un des plus cultivé de sa famille. Or justement c’est ce qui le divertissait tant. Les deux facettes d’une pièce de monnaie. La lumière et les ténèbres. Le démon et l’ange sur l’épaule de l’innocent indécis. Cultiver la différence lui avait toujours plu, au delà de toute considération. Les personnes s’arrêtant aux apparences, il préférait en jouer, s’amuser à leur dépends. Leur donner ce qu’elles voulaient pour mieux les duper, les rendre folles.

Son havre de paix se dessiner à l’horizon. La paix dans l’alcool, l’abandon dans le sexe pour oublier le destin propret qui l’attendait au détour d’un mariage arrangé, au détour d’un titre pompeux. Samael poussa la lourde porte de l’établissement où il était à peu près sûr de retrouver les bras menus de cette prostituée. Une habituée de la maison close qu’il affectionnait particulièrement pour sa discrétion et la générosité de la patronne. Il lui était arrivé de lui faire une ou deux fois crédit alors qu’il avait une nouvelle fois dépensé toute sa bourse en cuir. « Hé mon gaillard, viens donc te remplir la panse avec ma bière ! » s’écria un des habitués avec qu’il s’amusait de temps à autres au détour d’une occupation divertissante. « Deux bières sur mon compte » reprirent en concert Samael et le poivrot amical. Les bières s’en suivirent, l’enivrant doucement au fil des gorgées et des rires. Auprès de ces hommes du bas peuple, il réalisait que l’existence qu’il menait était fausse et loin de la réalité. Pourtant, au petit matin, il regagnerait ses pénates et son train-train quotidien, avec la plus grande des satisfactions. Le Destin en décida autrement quand il se dirigea chancelant vers son autre lieu de perdition. La maison close. Un paradis entaché de luxure et d’orgueil. Il lui fallu bien une demi heure pour marcher droit et demander l’entrée de l’établissement. « J’ai une nouvelle pour toi mon enfant » murmura la patronne à son oreille en le caressant sans pudeur. Un gémissement filtra au travers des lèvres de Samael tant il s’abandonnait aux mains experte de cette femme. « Qu’elle monte dans ma chambre dans ce cas.. et toi, tu me montreras ce que tu as retenu de ta dernière leçon vilaine fille » gémit-il en se livrant corps et âme à l’avide plaisir qui pulsait en lui.

Cette femme, cette nouvelle l’hypnotisa dès qu’il posa son regard fébrile dans le sien, glacial et intransigeant. Samael ressentit alors une émotion qu’il n’avait point expérimentée. La peur. Celle-ci se lia divinement avec l’appréhension d’un danger imminent. « Qu’es-tu créature ? » murmura-t-il, ébloui. Cette dernière se déplaçait avec la grâce qu’aucune femme même la plus riche ne possédait. Sa beauté était irréelle, le chamboulant et le conduisant dans les méandres de la passion bestiale. A l’état pur. « La mort » souffla-t-elle au creux de son cou. Samael Andrew Fisher cessa d’exister à l’aube de son vingt et unième anniversaire.

La première guerre mondiale où comment les hommes sont destinés à s’entretuer pour des raisons aussi diverses que variées. Cela faisait quelques temps qu’il errait dans le pays quand on l’enrôla de force dans ce conflit. Avec le recul, tout ceci était amusant, des milliers et des milliers de mortels, se tuant et de ce fait, devenant son propre repas. Qu’il était amusant d’être la dernière chose que ces êtres si fragiles apercevaient. Samael aimait cette puissance qui se dégageait alors de lui. Si petits, si fragiles et il devenait le messager de la mort. « Aidez-moi » fit une voix enraillée près de lui. Le vampire se retourna, contemplant ce militaire affligé d’une blessure mortelle à l’abdomen. Il voyait le sang s’écoulait de sa blessure, il en ressentait les effets sur sa soif et surtout il en sentait l’arôme sucré. Aussi, l’anglais s’approcha de lui. Sur son visage aucune émotion ne filtrait. Un bloc de marbre non travaillé, comme si aucun sculpteur ne désirait en finir les traits. « Aidez-moi » reprit le mourant. Alors Samael se pencha vers lui, s’accroupissant sur sa droite. Sur ses lèvres, un fin sourire se développa au fur et à mesure que son dessert agonisait. « Tu as raison, il ne faut jamais gâcher la nourriture » murmura-t-il dans un russe parfait. L’homme ne comprit que trop tard qu’il venait de demander de l’aide au Diable en personne. Qu’il était bon d’être en temps de guerre, toutes ses âmes en peine, blessée, qui n’attendait que la délivrance. Et lui, il était repu par tout ce sang versé. Ce soir, il recevrait sa nouvelle affectation. Ses supérieurs étaient fiers de lui. Normal. Ce n’était qu’un juste retour de cause après tout.

Il venait de rencontrer la famille impériale, celle qu’il devrait surveiller la nuit. Tout ce ramdam pour une famille qui ne survivrait pas. Samael était habitué aux guerres et il en connaissait l’issue. Fatale. La mort appelle la mort, la guerre les victimes, et les victimes, les bourreaux. Pourtant son regard s’attarda sur la frêle silhouette de l’une des descendantes. Mariochka. Tout de suite cette âme l’a interpellé et son visage s’est sculpté dans une ébauche de sourire comme si, son créateur y trouvait enfin l’inspiration qu’il recherchait tant depuis des siècles. Le froid et taciturne vampire se mua non pas en un être extraverti mais en protecteur des plus dévoués. Maria l’appelait, Maria le recherchait et lui, il ne pouvait que répondre présent face à cet être dont le cœur devenait au fil des jours, une friandise des plus exquises. De celle que l’on ne peut que tenter de dérober pour mieux déguster en cachette. Son quotidien se transforma alors en présence de cette jeune femme qui recherchait sa présence et dont il ne pouvait décevoir les attentes. Elle était la seule pour qui son cœur réapprenait les mots abandons et servitude. Samael s’efforçait de ne point s’attacher mais il lui était impossible de résister. Néanmoins, nul ne pouvait appréhender les tourments que la russe lui faisait subir inconsciemment. Son sang lui chantait la plus belle et terrifiante des symphonies. Un appel à la luxure la plus frivole que la terre eut entendue. Et lui, il luttait quotidiennement pour ne pas succomber une nouvelle fois. Au moins le conflit lui permettait de s’évader et de se repaitre de sang, reculant pour ainsi dire l’inévitable tentation.

« La tentation la plus terrifiante et la plus sordide est celle du cœur Mariochka » lui avait-il confessé l’espace d’une nuit alors qu’elle se refusait à regagner son lit. Samael se rappelait de cette nuit avec précision car ce fut la dernière qu’elle passa sous ses traits humains. La guerre atteignait son apogée quand la fusillade éclata. Enterrer les corps. Sa nouvelle affectation. Le vampire avait obéit, désirant offrir à ses protégés, leur dernière demeure quand son ouïe avait capté ce léger battement. La mélodie du bonheur au tréfonds des ténèbres. Une lumière au-delà de l’obscurité faite pour lui, l’appelant, le tentant et il avait succombé pour se damner pour l’éternité. Il était son paradis, elle était son enfer. Elle est devenue son paradis, il est devenu son enfer. Tel était leur destin.

Une décennie à errer seul à défaut de la rejoindre, son unique amour, son enfant, sa chose. Samael respirait l’air froid de Moscou alors qu’il contemplait l’ancien palais impérial. Là où tout avait commencé et où son âme était revenue des limbes de l’enfer. Le vampire songeait au long voyage qu’il venait d’entreprendre pour se rendre ici et surtout les raisons qui l’y avaient poussé. Quoiqu’il dise ou fasse, rien ne s’était perdu. Elle était restée au creux de son cœur comme un parasite le ferait pour vous rappeler à quel point la vie sans lui vous paraitrez fade et d’une cruauté sans nom. Le sculpteur de sa vie était mort avec son départ. Les rares sourires qui avaient pu se dessiner, ourler ses lèvres disparus au profit d’une expression d’une neutralité inhumaine. Samael ne vivait plus. Samael survivait sans elle. De sa poche de son élégant pantalon de costume noire, il tira un papier froissé et jaunit par le temps. Une missive courte et directe. Des mots couchés d’une fine écriture féminine dont il connaissait les courbures par cœur à force de lire et relire ses quelques lignes. Des mots devenus vides de sens à force d’être répétés inlassablement à son esprit. « Me revoilà amour » souffla-t-il, le regard glacial se détournant du passé. Le vampire était de retour à la maison ce foyer qui ne cessait de passer de pays en pays. Samael s’était tenu à l’écart depuis tout ce temps, ravalant fierté et orgueil alors qu’il désirait tant la ramener auprès de lui, de grès ou de force. Quelle ironie. Il revenait dans sa vie alors qu’elle se trouvait dans ce pays qui l’avait vu lui ôter sa vie. De sa démarche gracieuse, il fit demi-tour, tournant le dos, à ce monument historique pour emprunter le pont qui le conduirait au delà de sa colère et de sa tristesse. Moscou. Sa prochaine destination.

Samael intégrerait trois jours plus tard l’école de sorcellerie, par envie et par soif de vengeance. Et puis, il retrouverait quelques vieilles connaissances dont il se faisait déjà un plaisir de revoir. Malgré la distance, il ne l’avait pas oublié, loin de là. Elle continuait à l’obséder avec la même force que par le passé. Un brin possessif, il se ruinait en songeant à tous ses hommes qu’elle avait côtoyés. Un rien protecteur, il se murait dans un silence glacial face aux dangers qu’elle avait du rencontrer. Cette femme le perdrait. Elle lui avait volé son cœur et son âme, elle avait tourmenté ses jours et hanté ses nuits. Il allait lui faire payer cela au centuple. Seulement, il se connaissait. Un regard et il redeviendrait le bloc de marbre laissé à l’abandon par son maitre. Seule Mariochka pouvait lui rendre son pygmalion. « Amour, la vengeance est comme l’amour. Amer et impétueuse, froide et intransigeante. Elle est à ton image, belle et redoutable. » Se complaisait-t-il à réciter alors que le manoir se trouvait au bout d’une allée. Samael avait passé deux nuits complètes à marcher vers Moscou, l’esprit embrumé par sa colère et sa tristesse. Le vampire qui s’approchait de la porte du manoir tremblait intérieurement. Entre rage et désespoir, entre crainte et espoir, son âme se tourmentait dans les délices de la torture. Et désormais, le voilà qui reprenait des études, lui qui était sans nul doute, une encyclopédie ouverte de par ses siècles d’existences. Il allait de nouveau devoir vivre en communauté après une décennie à errer en solitaire. Elle le lui paierait. Elle lui appartenait. Papa était tout simplement de retour dans sa vie. Amour.